Séverine Sofio, Artistes femmes. La parenthèse enchantée, XVIIIe – XIXe siècles (Paris: CNRS éditions, 2016), ISBN : 978-2-271-09191-8.
Loin de négliger les obstacles, stigmatisations et autres marginalisations dont les femmes ont pu souffrir, Séverine Sofio prend le contrepied d’une historiographie qui a souvent insisté sur l’éviction des femmes du monde de l’art[1]. Dans Artistes femmes. La parenthèse enchantée, XVIIIe–XIXe siècles, elle montre, au contraire, que Paris entre 1750 et 1850 constitue une période particulièrement favorable à la reconnaissance des femmes en tant qu’artistes professionnelles.
Tout à fait singulier, ce phénomène socio-historique est ici analysé sur un siècle et décortiqué avec précision par l’auteure comme un processus non linéaire et multifactoriel assez complexe. Car Sofio n’hésite pas—et c’est ce qui fait la grande force du livre—à varier les échelles d’analyse en s’intéressant aussi bien à l’infiniment petit des trajectoires individuelles qu’à l’infiniment grand des structures institutionnelles et de la vie artistique du temps. Cette double focale permet une interprétation particulièrement subtile de la féminisation de la sphère artistique, qui se ressent aussi dans le traitement du corpus marqué par la mixité, où hommes et femmes n’existent pas comme des catégories homogènes mais sont intelligemment appréhendé-e-s dans toute leur diversité.
Diplômée de l’École du Louvre, docteure en sociologie et actuellement chargée de recherches au CNRS, Séverine Sofio a soutenu en 2009 une thèse de doctorat à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales d’où est tiré ce livre paru aux éditions du CNRS dans la collection « Culture & Société ». Organisé en deux grandes parties elles-mêmes subdivisées en six chapitres, l’ouvrage suit un plan chronologique mettant en exergue les caractéristiques propres à ce processus de féminisation dans les arts.
La première partie, traitant de la fin du 18e siècle, s’intéresse surtout aux mutations institutionnelles qui préparent le terrain de cette « parenthèse enchantée ». La chute du système des corporations et de l’Académie de Saint-Luc au profit de l’Académie royale de peinture et de sculpture, qui détenait le monopole de la formation et de l’exposition, favorise un besoin d’ouverture tant auprès des artistes que d’un public demandeur d’art. Si en 1783 les peintres Élisabeth Vigée Le Brun et Adélaïde Labille-Guiard sont simultanément reçues à l’Académie, la tendance est plutôt à la contestation de la suprématie académique : le statut de l’artiste est redéfini, des alternatives au Salon unique sont créées (Salons du Colisée, de la Correspondance) et des ateliers privés sont ouverts, légitimant désormais une nouvelle présence des artistes – dont des femmes – dans la sphère artistique. La période houleuse de la Révolution française renforce un peu plus ces débats institutionnels visant à reconfigurer, voire à supprimer, l’Académie. Ouvert à toutes et tous, français-es et étranger-e-s, académicien-ne-s et non-académicien-ne-s, le Salon libre est créé en 1791, et la Société populaire et républicaine des arts est fondée dans ce sillage. Ces changements structurels ont des répercussions économiques et sociales sur les arts, le quotidien, ainsi que sur le profil des artistes. Ces derniers n’hésitent pas à orienter leur pratique vers les genres plus lucratifs de l’imagerie populaire révolutionnaire, largement relayée dans la presse, ou encore de la miniature. La population des artistes femmes se redessine de fait : Sofio fait le constat qu’il y a moins de filles d’artistes—même si ces femmes restent issues de milieux favorisés—et plus de professionnelles accomplies qui n’hésitent pas à se faire un nom dans le prestigieux genre de la peinture d’histoire. Loin de refermer la « parenthèse », la période autour de 1800, marquée donc par une libéralisation de l’espace des arts et une démocratisation des profils de ces praticien-ne-s, se structure désormais autour du Salon devenu le nouveau lieu incontournable.
Dans la seconde partie du livre explorant la période postérieure de la première moitié du 19e siècle, Sofio note le renforcement de la « féminisation de l’espace de production artistique », c’est-à-dire, au sens où l’entend l’auteure, d’une entrée facilitée et d’une visibilité inédite accordée aux femmes. Cette consolidation de la place des femmes passe d’abord par une offre de formation dynamique et variée. L’apparition de plusieurs ateliers privés ouverts aux femmes, non seulement prolongent l’effort davidien—qui laissa une trace indélébile dans le paysage de l’enseignement artistique—mais constituent également une alternative très appréciée à l’École des Beaux-Arts en perte de vitesse et surtout fermée aux femmes. La précision analytique de Sofio est là encore au rendez-vous : ces ateliers privés sont approchés comme des lieux où on apprend à être artistes, aussi bien au sens matériel que dans un sens plus social, voire sociétal. Le parcours est précisément balisé : les apprenti-e-s artistes reçoivent d’abord leurs premières leçons de dessin, avant le départ pour certain-e-s du giron familial et provincial en direction de Paris et leur entrée dans l’atelier. Très souvent, le jeu des cooptations, parrainages et recommandations s’active, sans négliger l’effort économique de certaines familles qui offrent à leur progéniture les moyens économiques de concrétiser leur désir. Une fois entré-e-s dans l’atelier—lieu par excellence s’il en est des hiérarchies, des rivalités mais aussi des émulations et des solidarités—les élèves doivent apprendre à tirer avantage du collectif avant d’exister pour soi, de se faire un nom en tant qu’artiste. À côté de ces ateliers privés, l’École gratuite de dessin et les maisons d’éducation de la Légion d’honneur offrent aussi de nouvelles chances pour les femmes (de toutes conditions) de recevoir un enseignement artistique qui, il faut le dire, est à l’époque largement valorisé pour toutes sortes de raisons sociales, économiques et politiques. La morphologie générale de la population des artistes femmes évolue : l’art n’est plus un élément de distinction sociale mais devient dès lors un facteur d’ascension professionnelle et de respectabilité. Cela se traduit en chiffres par une augmentation significative du nombre des artistes de 1791 à 1848, même si le jury semble plus sévère à l’égard des femmes et que l’administration des arts se structure désormais autour de deux pôles, complémentaires mais pas toujours sur la même longueur d’onde : la direction des musées en charge des médailles au Salon et des commandes publiques, et l’Académie active dans la sélection des artistes au Salon et les lauréats du Prix de Rome. La création est stimulée, l’offre diversifiée, les genres moins considérés dans la hiérarchie et l’art contemporain revalorisés, afin de former la vitrine d’une nation dynamique et triomphante. Mais, rapidement, une telle dérégulation précipite l’agitation et les débats autour de la nécessité de réformer le fonctionnement du Salon qui s’apparente de plus en plus à un grand marché d’art spéculatif. La place des artistes femmes est un bon exemple de cette discorde : tantôt elles sont encouragées à exposer leurs œuvres et à honorer des commandes, tantôt leur production est dévalorisée par la critique.
Dans le tout dernier chapitre, Sofio resserre à ce titre sa focale sur elles. À l’appui d’une approche prosopographique et quantitative, elle croise les trajectoires individuelles de son corpus pour faire émerger des thématiques communes, comme l’amateurisme, la réception critique, la parentèle, la mobilité ou encore la copie. Elle dessine également des archétypes générationnels particulièrement éclairants : les pionnières de la période révolutionnaire, les lettrées, actives sous l’Empire jusqu’à la fin des années 1820, et les travailleuses des années 1825 à la fin des années 1840, juste avant que l’antiféminisme ne gagne significativement la sphère artistique dans la seconde moitié du 19e siècle.
Réalisé à partir d’un matériel documentaire varié et quelquefois peu connu (archives, presse artistique, procès-verbaux institutionnels, livrets de Salons), toujours efficacement traité sans jamais laissé place à la surinterprétation, cet ouvrage foisonnant et rigoureux propose une vision détaillée des conditions idoines du devenir artiste au passage du 18e au 19e siècle. Il révèle que les femmes sont loin d’être des spectatrices passives mais participent au contraire activement à la reconfiguration des mondes de l’art. On pourrait toutefois émettre des réserves quant à quelques aspects structurels du livre : le plan très compartimenté, des répétitions, une numérotation des illustrations erronée, et l’utilisation de petits encarts grisés explicatifs (autour d’un concept, d’un cas exemplaire…) dont on ne discerne pas bien la spécificité par rapport aux notes de bas de page ; parfois même des notes sont placées à l’intérieur de ces encarts rendant encore plus confus la lecture, mais ceci est de faible importance compte tenu de la grande qualité du contenu. Si l’auteure n’a pas souhaité mettre de bibliographie dans l’ouvrage, elle alimentera un site internet (www.parentheseenchantee.sofio.fr) où seront bientôt disponibles la dite-bibliographie, des notices biographiques, des textes originaux et encore des tableaux éclairant concrètement les carrières des exposant-e-s. Avec ce livre – qui s’affirme d’ores et déjà comme une référence incontournable sur le sujet – d’autant plus qu’il est augmenté par ce matériel rendu disponible en ligne, Sofio permet aux chercheur-se-s d’avoir une connaissance approfondie et extrêmement fine de l’univers des beaux-arts à Paris entre 1750 et 1850.
Charlotte Foucher Zarmanian est docteure en histoire de l’art, chargée de recherches au CNRS, membre du laboratoire d’études de genre et de sexualité (UMR 8238)
[1] Cf. Françoise D’Eaubonne, Histoire de l’art et lutte des sexes (Paris, Éditions de la différence, 1977) ; Germaine Greer, The Obstacle Race. The Fortune of Women Painters and their Work (Londres, Secker & Warburg, 1979) ; Germaine Greer, « “À tout prix devenir quelqu’un”: the Women of the Académie Julian », Artistic Relations. Literature and the Visual Arts in Nineteenth-Century France, Peter Collier, Robert Lethbridge (dir.) (New Haven – Londres, Yale University Press, 1994), p. 40-58 ; Overcoming all Obstacles: the Women of the Académie Julian, Gabriel Weisberg, Jane Becker (dir.) (New York – New Brunswick, Dahesh Museum – Rutgers University Press, 1999) ; Barbara Casavecchia, « Sans nom. La difficile ascension de la femme artiste », Antonello Negri (dir.), Art et artistes de la modernité (Rodez, Éditions du Rouergue, 2003, traduction française [Milan, Editoriale Jaca Book spa, 2002]), p. 75-98.
Cite this note as: Charlotte Foucher Zarmanian, “Compte rendu d’Artistes femmes: La parenthèse enchantée XVIIIe-XIXe siècles”, Journal18 (December 2016), https://www.journal18.org/1200
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